bons baisers du Kosovo
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bons baisers du Kosovo
L'abcès:Explosion, espions, magouilles, manips et compagnie : bons baisers du Kosovo
Le 14 novembre, une bombe explosait devant le siège du Haut représentant de l’Union européenne (ICO) à Pristina. Ce mystérieux attentat, qui s’est transformé en une énigmatique affaire d’espionnage, sème le trouble au Kosovo, en Allemagne et dans la communauté internationale.
Qui est responsable de cet attentat ?
Quel est son but ?
Quels en sont les commanditaires ?
Retour sur un imbroglio diplomatique qui a défrayé la chronique.
Par Danielle Renon
Le bâtiment de l’ICO à Pristina ( BIRN/Petrit Rrahmani)
« Les trois agents du BND ont quitté Pristina » - l’annonce officielle, le 29 novembre 2008, du rapatriement de trois hommes des services allemands de renseignement extérieurs (le BND, équivalent de la DGSE en France), a mis un terme, au moins provisoire, à un scandale qui avait pris en deux semaines l’ampleur d’une affaire d’État.
Des faits troublants
Les faits peuvent se résumer ainsi : le 14 novembre, un attentat à la bombe non revendiqué endommage – soufflant les vitres du bâtiment sans faire de victimes - les locaux de l’International Civilian Office (ICO), le Bureau civil international où officie Pieter Feith, l’émissaire spécial de l’Union européenne (UE), bras droit du chef de la mission EULEX [1] Yves de Kermabon, et futur représentant politique de la communauté internationale au Kosovo.
Interpellé sur les lieux quelques heures après la déflagration, puis relâché, l’Allemand Andreas J. est arrêté le 19 novembre avec deux de ses compatriotes pour complicité d’attentat. Bien que les trois hommes se défendent d’être des espions et nient toute implication dans l’affaire, Pristina laisse entendre qu’il détient des preuves irréfutables de leur culpabilité, notamment un enregistrement vidéo montrant l’un d’eux lançant la bombe sur l’ICO.
Trois jours plus tard, au soir du 22 novembre, tombe l’annonce de leur condamnation à 30 jours de détention préventive pour terrorisme et relations avec un service de renseignement. Une déclaration qui résonne à Berlin comme un coup de tonnerre. Restées jusqu’ici particulièrement discrètes sur l’événement, les autorités allemandes sortent de leur réserve et qualifient cette mise en accusation d’absurde. Suite aux pressions renforcées de la chancellerie sur le chef du gouvernement kosovar, Hashim Thaci, le dossier évolue. Le 26 novembre, le tribunal de Pristina se dessaisit de l’affaire au profit de la justice onusienne. Et le 27 novembre, tout s’accélère : à Berlin, le président du BND - qui ne peut nier son implication - est entendu par la commission de contrôle du Bundestag réunie en session extraordinaire, tandis qu’à Pristina un groupe paramilitaire jusqu’alors inconnu, l’Armée de la République du Kosovo (ARK), revendique l’attentat sur l’ICO, tandis que le juge onusien déclare qu’aucune preuve ne peut être retenue contre les trois agents en détention.
Fort de tous ces éléments, le 28 novembre, le gouvernement allemand exige la libération immédiate de ses ressortissants. Et c’est au matin du 29 novembre que décolle de l’aéroport militaire de Pristina l’avion qui rapatrie les trois hommes.
Questions et spéculations
Ainsi s’achève un incident rocambolesque, par lequel les autorités kosovares ont de toute évidence voulu lancer une mise en garde au gouvernement allemand. Question : à quelles fins ?
Un seul point a été jusqu’ici éclairci : les trois hommes, qui travaillaient officiellement pour une société de conseil aux investisseurs allemands au Kosovo, la Logistics-Coordination & Assessment Service (LCAS), avaient été détachés par la Bundeswehr auprès du BND. Depuis que le ZnBW, le propre service de la Bundeswehr - qui avait largement failli à sa tâche lors des émeutes sanglantes de mars 2004 au Kosovo [2] - a été dissout en 2007, l’armée détache ses hommes au BND. Depuis un an, une dizaine d’agents se relayaient ainsi sous couvert de la LCAS à Pristina.
Mais pourquoi le Président Fatmir Sejdiu et le chef du gouvernement Hashim Thaci - après avoir vu en l’attentat « l’œuvre d’ennemis du Kosovo » -, ont-ils maintenu l’accusation contre les agents allemands sans pouvoir avancer de preuves, pas même les images de la mystérieuse vidéo qui a alimenté toutes les rumeurs dans la presse ? Et pourquoi une telle médiatisation ? Car les visages et les noms des trois Allemands se sont affichés à la Une des journaux kosovars [3] pendant plusieurs jours et le film de leur arrestation, menottés comme des criminels, a été diffusé en boucle par la chaîne publique RTK.
Or l’Allemagne est, avec les États-Unis, le pays qui a le plus œuvré à l’indépendance du petit Etat. L’Allemagne est le premier pays européen et, derrière les États-Unis, le deuxième pays donateur au Kosovo [4]. De surcroît, la Bundeswehr n’entretient-elle pas, avec ses 2.700 soldats sur place, le plus fort contingent des forces de l’Otan, la Kfor ? Avec un engagement si conséquent, quel intérêt des agents du renseignement allemands pouvaient-ils avoir à commettre un attentat sur une institution dont l’Allemagne est le fervent défenseur ?
La revanche de Hashim Thaci
Côté allemand, aucune éventualité n’est écartée de prime abord. La brutale stigmatisation de l’Allemagne intrigue tout autant que la lenteur des réactions officielles, et les dérives répétées du BND sont de mauvais augure. Pourtant, les arguments manquent, tandis qu’une autre interprétation semble plausible : celle d’une volonté de revanche d’Hashim Thaci.
En 2005, un rapport du BND a filtré dans la presse. Il affirmait : « Par le biais des acteurs clé (tels Haliti, Thaci, Haradinaj), il existe une imbrication étroite entre politique, économie et structures de la criminalité organisée opérant à l’échelon international. Les réseaux criminels qui officient en sous-main y entretiennent l’instabilité politique. Ils n’ont aucun intérêt à l’instauration d’un ordre étatique qui fonctionne – et qui risquerait d’entraver leurs affaires florissantes » [5]. Nommément dénoncé : l’actuel Premier ministre Hashim Thaci. Cofondateur puis leader politique de l’UCK, l’armée de libération du Kosovo, chef de la délégation albanaise à la conférence de Rambouillet en 1999, Hashim Thaci est, de surcroît, considéré par le BND comme « le commanditaire du tueur professionnel Afrimi, lequel est soupçonné d’avoir au moins une dizaine de meurtres à son actif » [6]. Une étude confidentielle réalisée pour la Bundeswehr en 2007 ne remet pas en question ces accusations. Pas plus que les services étrangers : « Les espions britanniques et américains, qui grouillent aussi au Kosovo, traitent Thaci avec beaucoup plus d’égards [que les Allemands]. Certes, ils savent aussi ce qu’il manigance, mais ils respectent son pouvoir, le traitent, lui et sa bande, comme des partenaires », affirme un quotidien allemand bien informé [7].
Favori des Américains, cible des Allemands, Hashim Thaci a-t-il attendu le moment opportun pour dégainer contre Berlin ?
EULEX
En ce mois de novembre, l’agenda international va à l’encontre de ses intérêts : la Mission EULEX Kosovo État de droit, prévue pour entrer en fonction après la déclaration d’indépendance proclamée unilatéralement par Hashim Thaci le 17 février 2008, fait un bond en avant. Au début du mois, l’Onu est parvenue à une entente avec Belgrade (et Moscou) pour qu’elle prenne le relais de la MINUK. Le 26 novembre, Ban Ki-moon donne aux Européens – qui ont conclu auparavant un accord de coopération avec les Américains [8] - son feu vert pour le déploiement de ses 2.000 hommes (essentiellement dans les régions à dominante albanaise, à l’exception du Nord et des enclaves serbes [9]).
Cet accord est immédiatement rejeté par les dirigeants kosovars comme par l’opposition, qui y voient une atteinte à leur souveraineté nationale. Dès le 19 novembre, l’opposition mobilise des dizaines de milliers de Kosovars dans les rues pour clamer son hostilité à la mission européenne porteuse d’un « danger de partition » du pays. Les spéculations vont bon train alors, selon lesquelles l’arrestation des trois agents a permis à Hashim Thaci de faire diversion face à l’agitation intérieure, tout en offrant une démonstration de force apte à rassurer les réseaux de la criminalité organisée : Hashim Thaci, maître des affaires dans son pays.
Des intérêts étrangers ?
Reste l’ultime énigme, que soulève Michael Martens dans les colonnes de la Frankfurter Allgemeine Zeitung : « Pour les connaisseurs de la situation au Kosovo, il est difficilement concevable que les dirigeants kosovars aient pu agir seuls contre l’un de leurs plus puissants alliés. Mais qui les a soutenus ? » [10]
Une question à laquelle un autre quotidien allemand tente de répondre : « Comme dans un roman de John Le Carré », suggère la Tageszeitung (Taz), « règle n°1 : Follow the Money ». Et de rappeler quelques faits essentiels : la guerre en Afghanistan a dopé la production d’opium ; la route de l’héroïne vers l’Europe de l’Ouest et le marché nord-américain passe par les Balkans ; au Kosovo comme en Afghanistan, les États-Unis et l’Otan ont laissé leurs alliés financer leur mouvement par l’argent de la drogue ; l’UCK, aujourd’hui au gouvernement, n’a pas changé ses sources de financement. « Le numéro Un militaire et du renseignement dans le protectorat du Kosovo, ce sont les Etats-Unis et la CIA », poursuit la Taz. « Certes, la CIA se défend régulièrement de toute implication dans des affaires illégales, mais il y en eut, du Vietnam jusqu’à aujourd’hui. Que les conseillers en investissement du BND aient eu vent de tels délits et aient été mis élégamment à l’écart, comme cela vient de se produire, semble – dans l’obscur maquis des spéculations actuelles – une variante au moins plausible » [11].
Saura-t-on jamais le mot de la fin ?
Au moment où EULEX fait ses premiers pas au Kosovo [12], les certitudes acquises quant à « l’affaire » sont maigres : trois espions allemands, pour le moins maladroits, sont « grillés » et les dysfonctionnements entre le gouvernement allemand et le BND (et au sein même du BND) sont, une fois de plus, confirmés. Mais surtout, cette affaire a laissé entrevoir les rapports tendus entre l’Allemagne et le Kosovo et l’abîme insondable de la criminalité organisée et des intrigues entre services de renseignement. Face aux acteurs clé kosovars de la trempe d’Hashim Thaci, comment mieux conclure qu’avec les mots de l’éditorialiste Thomas Schmid : « L’Occident les a anoblis. Il ne peut pas leur retirer leurs lettres de noblesse sans porter un jugement critique sur lui-même » [13] ?
Publié dans la presse : 1er janvier 2009
Mise en ligne : lundi 5 janvier 2009
Sur la Toile
[1] Voir Daniele Renon, « UE-Balkans : faux départs et vrais défis », Regard sur l’Est, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php ?id=819, 20 février 2008.
[2] A l’époque, plus de 50.000 Albanais du Kosovo avaient attaqué les Serbes dans le sud du pays, tuant 19 d’entre eux et en blessant des centaines d’autres.
[3] Les journaux allemands ont mené un important travail d’investigation, mais se sont montrés plus discrets que les médias kosovars : seule la Frankfurter Rundschau a placé l’affaire à la Une le 25 novembre. L’hebdomadaire Die Zeit a carrément donné dans un minimalisme extrême en n’y consacrant qu’une brève à sa Une le 4 décembre, sous le titre « Prominent ignoriert ».
[4] Comme le rappellent les médias allemands pour l’occasion, depuis 1999, d’année en année, l’Allemagne a injecté quelque 280 millions d’euros d’aides directes au Kosovo. Et un budget de 100 millions d’euros est déjà programmé pour 2009-2010. Voir Welt am Sonntag, 30 novembre 2008.
[5] Jürgen Roth, « Rechtsstaat ? Lieber nicht ! », Weltwoche, n°43, 2005.
[6] Ibid.
[7] Michael Martens, « Drei Deutsche unter Geiern », Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, 30 novembre 2008.
[8] « Accord relatif à la coopération des États-Unis à la Mission ‘Etat de droit’ menée par l’UE au Kosovo », en date du 22 octobre 2008.
[9] Pour y parvenir, il a fallu transiger : en contradiction avec la résolution 1244 qui consacre l’intégrité territoriale de la Serbie, le nouvel accord onusien (dit « plan en 6 points ») stipule que la mission EULEX dépend formellement des Nations unies, est conduite sous son autorité et « dans le cadre neutre des Nations unies en ce qui concerne le statut ». Elle laisse la préséance à la MINUK sur EULEX dans le Nord du Kosovo et les enclaves serbes. EULEX est dotée de compétences exécutives et peut mener enquêtes et poursuites pour les infractions graves à l’Etat de droit.
[10] « Drei Unter Geiern », Ibid.
[11] Mathias Bröckers, « Celler Loch im Kosovo », Taz, 25 novembre 2008.
[12] Légèrement retardée, la mission a démarré non le 2, mais le 9 décembre 2008.
[13] Thomas Schmid, « Das Elend mit dem Kosovo », Welt am Sonntag, 30 novembre 2008.
Explosion, espions, magouilles, manips et compagnie : bons baisers du Kosovo
Le 14 novembre, une bombe explosait devant le siège du Haut représentant de l’Union européenne (ICO) à Pristina. Ce mystérieux attentat, qui s’est transformé en une énigmatique affaire d’espionnage, sème le trouble au Kosovo, en Allemagne et dans la communauté internationale.
Qui est responsable de cet attentat ?
Quel est son but ?
Quels en sont les commanditaires ?
Retour sur un imbroglio diplomatique qui a défrayé la chronique.
Par Danielle Renon
Le bâtiment de l’ICO à Pristina ( BIRN/Petrit Rrahmani)
« Les trois agents du BND ont quitté Pristina » - l’annonce officielle, le 29 novembre 2008, du rapatriement de trois hommes des services allemands de renseignement extérieurs (le BND, équivalent de la DGSE en France), a mis un terme, au moins provisoire, à un scandale qui avait pris en deux semaines l’ampleur d’une affaire d’État.
Des faits troublants
Les faits peuvent se résumer ainsi : le 14 novembre, un attentat à la bombe non revendiqué endommage – soufflant les vitres du bâtiment sans faire de victimes - les locaux de l’International Civilian Office (ICO), le Bureau civil international où officie Pieter Feith, l’émissaire spécial de l’Union européenne (UE), bras droit du chef de la mission EULEX [1] Yves de Kermabon, et futur représentant politique de la communauté internationale au Kosovo.
Interpellé sur les lieux quelques heures après la déflagration, puis relâché, l’Allemand Andreas J. est arrêté le 19 novembre avec deux de ses compatriotes pour complicité d’attentat. Bien que les trois hommes se défendent d’être des espions et nient toute implication dans l’affaire, Pristina laisse entendre qu’il détient des preuves irréfutables de leur culpabilité, notamment un enregistrement vidéo montrant l’un d’eux lançant la bombe sur l’ICO.
Trois jours plus tard, au soir du 22 novembre, tombe l’annonce de leur condamnation à 30 jours de détention préventive pour terrorisme et relations avec un service de renseignement. Une déclaration qui résonne à Berlin comme un coup de tonnerre. Restées jusqu’ici particulièrement discrètes sur l’événement, les autorités allemandes sortent de leur réserve et qualifient cette mise en accusation d’absurde. Suite aux pressions renforcées de la chancellerie sur le chef du gouvernement kosovar, Hashim Thaci, le dossier évolue. Le 26 novembre, le tribunal de Pristina se dessaisit de l’affaire au profit de la justice onusienne. Et le 27 novembre, tout s’accélère : à Berlin, le président du BND - qui ne peut nier son implication - est entendu par la commission de contrôle du Bundestag réunie en session extraordinaire, tandis qu’à Pristina un groupe paramilitaire jusqu’alors inconnu, l’Armée de la République du Kosovo (ARK), revendique l’attentat sur l’ICO, tandis que le juge onusien déclare qu’aucune preuve ne peut être retenue contre les trois agents en détention.
Fort de tous ces éléments, le 28 novembre, le gouvernement allemand exige la libération immédiate de ses ressortissants. Et c’est au matin du 29 novembre que décolle de l’aéroport militaire de Pristina l’avion qui rapatrie les trois hommes.
Questions et spéculations
Ainsi s’achève un incident rocambolesque, par lequel les autorités kosovares ont de toute évidence voulu lancer une mise en garde au gouvernement allemand. Question : à quelles fins ?
Un seul point a été jusqu’ici éclairci : les trois hommes, qui travaillaient officiellement pour une société de conseil aux investisseurs allemands au Kosovo, la Logistics-Coordination & Assessment Service (LCAS), avaient été détachés par la Bundeswehr auprès du BND. Depuis que le ZnBW, le propre service de la Bundeswehr - qui avait largement failli à sa tâche lors des émeutes sanglantes de mars 2004 au Kosovo [2] - a été dissout en 2007, l’armée détache ses hommes au BND. Depuis un an, une dizaine d’agents se relayaient ainsi sous couvert de la LCAS à Pristina.
Mais pourquoi le Président Fatmir Sejdiu et le chef du gouvernement Hashim Thaci - après avoir vu en l’attentat « l’œuvre d’ennemis du Kosovo » -, ont-ils maintenu l’accusation contre les agents allemands sans pouvoir avancer de preuves, pas même les images de la mystérieuse vidéo qui a alimenté toutes les rumeurs dans la presse ? Et pourquoi une telle médiatisation ? Car les visages et les noms des trois Allemands se sont affichés à la Une des journaux kosovars [3] pendant plusieurs jours et le film de leur arrestation, menottés comme des criminels, a été diffusé en boucle par la chaîne publique RTK.
Or l’Allemagne est, avec les États-Unis, le pays qui a le plus œuvré à l’indépendance du petit Etat. L’Allemagne est le premier pays européen et, derrière les États-Unis, le deuxième pays donateur au Kosovo [4]. De surcroît, la Bundeswehr n’entretient-elle pas, avec ses 2.700 soldats sur place, le plus fort contingent des forces de l’Otan, la Kfor ? Avec un engagement si conséquent, quel intérêt des agents du renseignement allemands pouvaient-ils avoir à commettre un attentat sur une institution dont l’Allemagne est le fervent défenseur ?
La revanche de Hashim Thaci
Côté allemand, aucune éventualité n’est écartée de prime abord. La brutale stigmatisation de l’Allemagne intrigue tout autant que la lenteur des réactions officielles, et les dérives répétées du BND sont de mauvais augure. Pourtant, les arguments manquent, tandis qu’une autre interprétation semble plausible : celle d’une volonté de revanche d’Hashim Thaci.
En 2005, un rapport du BND a filtré dans la presse. Il affirmait : « Par le biais des acteurs clé (tels Haliti, Thaci, Haradinaj), il existe une imbrication étroite entre politique, économie et structures de la criminalité organisée opérant à l’échelon international. Les réseaux criminels qui officient en sous-main y entretiennent l’instabilité politique. Ils n’ont aucun intérêt à l’instauration d’un ordre étatique qui fonctionne – et qui risquerait d’entraver leurs affaires florissantes » [5]. Nommément dénoncé : l’actuel Premier ministre Hashim Thaci. Cofondateur puis leader politique de l’UCK, l’armée de libération du Kosovo, chef de la délégation albanaise à la conférence de Rambouillet en 1999, Hashim Thaci est, de surcroît, considéré par le BND comme « le commanditaire du tueur professionnel Afrimi, lequel est soupçonné d’avoir au moins une dizaine de meurtres à son actif » [6]. Une étude confidentielle réalisée pour la Bundeswehr en 2007 ne remet pas en question ces accusations. Pas plus que les services étrangers : « Les espions britanniques et américains, qui grouillent aussi au Kosovo, traitent Thaci avec beaucoup plus d’égards [que les Allemands]. Certes, ils savent aussi ce qu’il manigance, mais ils respectent son pouvoir, le traitent, lui et sa bande, comme des partenaires », affirme un quotidien allemand bien informé [7].
Favori des Américains, cible des Allemands, Hashim Thaci a-t-il attendu le moment opportun pour dégainer contre Berlin ?
EULEX
En ce mois de novembre, l’agenda international va à l’encontre de ses intérêts : la Mission EULEX Kosovo État de droit, prévue pour entrer en fonction après la déclaration d’indépendance proclamée unilatéralement par Hashim Thaci le 17 février 2008, fait un bond en avant. Au début du mois, l’Onu est parvenue à une entente avec Belgrade (et Moscou) pour qu’elle prenne le relais de la MINUK. Le 26 novembre, Ban Ki-moon donne aux Européens – qui ont conclu auparavant un accord de coopération avec les Américains [8] - son feu vert pour le déploiement de ses 2.000 hommes (essentiellement dans les régions à dominante albanaise, à l’exception du Nord et des enclaves serbes [9]).
Cet accord est immédiatement rejeté par les dirigeants kosovars comme par l’opposition, qui y voient une atteinte à leur souveraineté nationale. Dès le 19 novembre, l’opposition mobilise des dizaines de milliers de Kosovars dans les rues pour clamer son hostilité à la mission européenne porteuse d’un « danger de partition » du pays. Les spéculations vont bon train alors, selon lesquelles l’arrestation des trois agents a permis à Hashim Thaci de faire diversion face à l’agitation intérieure, tout en offrant une démonstration de force apte à rassurer les réseaux de la criminalité organisée : Hashim Thaci, maître des affaires dans son pays.
Des intérêts étrangers ?
Reste l’ultime énigme, que soulève Michael Martens dans les colonnes de la Frankfurter Allgemeine Zeitung : « Pour les connaisseurs de la situation au Kosovo, il est difficilement concevable que les dirigeants kosovars aient pu agir seuls contre l’un de leurs plus puissants alliés. Mais qui les a soutenus ? » [10]
Une question à laquelle un autre quotidien allemand tente de répondre : « Comme dans un roman de John Le Carré », suggère la Tageszeitung (Taz), « règle n°1 : Follow the Money ». Et de rappeler quelques faits essentiels : la guerre en Afghanistan a dopé la production d’opium ; la route de l’héroïne vers l’Europe de l’Ouest et le marché nord-américain passe par les Balkans ; au Kosovo comme en Afghanistan, les États-Unis et l’Otan ont laissé leurs alliés financer leur mouvement par l’argent de la drogue ; l’UCK, aujourd’hui au gouvernement, n’a pas changé ses sources de financement. « Le numéro Un militaire et du renseignement dans le protectorat du Kosovo, ce sont les Etats-Unis et la CIA », poursuit la Taz. « Certes, la CIA se défend régulièrement de toute implication dans des affaires illégales, mais il y en eut, du Vietnam jusqu’à aujourd’hui. Que les conseillers en investissement du BND aient eu vent de tels délits et aient été mis élégamment à l’écart, comme cela vient de se produire, semble – dans l’obscur maquis des spéculations actuelles – une variante au moins plausible » [11].
Saura-t-on jamais le mot de la fin ?
Au moment où EULEX fait ses premiers pas au Kosovo [12], les certitudes acquises quant à « l’affaire » sont maigres : trois espions allemands, pour le moins maladroits, sont « grillés » et les dysfonctionnements entre le gouvernement allemand et le BND (et au sein même du BND) sont, une fois de plus, confirmés. Mais surtout, cette affaire a laissé entrevoir les rapports tendus entre l’Allemagne et le Kosovo et l’abîme insondable de la criminalité organisée et des intrigues entre services de renseignement. Face aux acteurs clé kosovars de la trempe d’Hashim Thaci, comment mieux conclure qu’avec les mots de l’éditorialiste Thomas Schmid : « L’Occident les a anoblis. Il ne peut pas leur retirer leurs lettres de noblesse sans porter un jugement critique sur lui-même » [13] ?
Publié dans la presse : 1er janvier 2009
Mise en ligne : lundi 5 janvier 2009
Sur la Toile
[1] Voir Daniele Renon, « UE-Balkans : faux départs et vrais défis », Regard sur l’Est, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php ?id=819, 20 février 2008.
[2] A l’époque, plus de 50.000 Albanais du Kosovo avaient attaqué les Serbes dans le sud du pays, tuant 19 d’entre eux et en blessant des centaines d’autres.
[3] Les journaux allemands ont mené un important travail d’investigation, mais se sont montrés plus discrets que les médias kosovars : seule la Frankfurter Rundschau a placé l’affaire à la Une le 25 novembre. L’hebdomadaire Die Zeit a carrément donné dans un minimalisme extrême en n’y consacrant qu’une brève à sa Une le 4 décembre, sous le titre « Prominent ignoriert ».
[4] Comme le rappellent les médias allemands pour l’occasion, depuis 1999, d’année en année, l’Allemagne a injecté quelque 280 millions d’euros d’aides directes au Kosovo. Et un budget de 100 millions d’euros est déjà programmé pour 2009-2010. Voir Welt am Sonntag, 30 novembre 2008.
[5] Jürgen Roth, « Rechtsstaat ? Lieber nicht ! », Weltwoche, n°43, 2005.
[6] Ibid.
[7] Michael Martens, « Drei Deutsche unter Geiern », Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, 30 novembre 2008.
[8] « Accord relatif à la coopération des États-Unis à la Mission ‘Etat de droit’ menée par l’UE au Kosovo », en date du 22 octobre 2008.
[9] Pour y parvenir, il a fallu transiger : en contradiction avec la résolution 1244 qui consacre l’intégrité territoriale de la Serbie, le nouvel accord onusien (dit « plan en 6 points ») stipule que la mission EULEX dépend formellement des Nations unies, est conduite sous son autorité et « dans le cadre neutre des Nations unies en ce qui concerne le statut ». Elle laisse la préséance à la MINUK sur EULEX dans le Nord du Kosovo et les enclaves serbes. EULEX est dotée de compétences exécutives et peut mener enquêtes et poursuites pour les infractions graves à l’Etat de droit.
[10] « Drei Unter Geiern », Ibid.
[11] Mathias Bröckers, « Celler Loch im Kosovo », Taz, 25 novembre 2008.
[12] Légèrement retardée, la mission a démarré non le 2, mais le 9 décembre 2008.
[13] Thomas Schmid, « Das Elend mit dem Kosovo », Welt am Sonntag, 30 novembre 2008.
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