SPECIAL MAI 68

SPECIAL MAI 68

Viêt-nam
A l'exception de...
Les Vietnamiens ont gagné la guerre. Ils ne veulent pas perdre la paix...

Il y a quelques jours encore, Lyndon Baines Johnson parlait de «gagner la guerre» au Viêt-nam. Dimanche soir, il admettait en somme que les Américains l'avaient perdue.
Le Président révisait sa politique vietnamienne «de A à Z».
Ou presque.
En effet, M. Johnson - c'est capital - ordonnait un arrêt des bombardements sur la République démocratique du Viêt-nam «à l'exception d'une région au nord de la zone démilitarisée. Là, disait le Président, les forces ennemies et les infiltrations d'hommes et de matériel menacent directement les positions avancées des forces alliées des Etats-Unis.» Le Président ne voulait pas donner l'impression qu'il capitulait ou qu'il abandonnait les G.Is.
Les Vietnamiens pouvaient se demander si, fidèle au style de toutes ses «offensives de paix», M. Johnson ne donnait pas un grand coup de barre à gauche pour, immédiatement après, redresser à droite : «Si la paix ne vient pus maintenant par des négociations, disait-il, elle viendra lorsque Hanoi comprendra que notre détermination est inébranlable et que notre puissance commune est invincible.»

La même ligne

Derrière l'inévitable rhétorique, le ton ne restait-il pas menaçant ? C'est, précisément, l'invincibilité militaire américaine que les Vietnamiens ont toujours radicalement mise en question au Nord comme au Sud du Viêtnam.
Donnant l'ordre d'arrêter les bombardements sur «quatre-vingt dix pour cent» du territoire de la R.D.V., le Président ratifiait aussi un état de fait : depuis plusieurs semaines, les Américains n'avaient plus assez d'avions et de pilotes entraînés pour mener leurs opérations défensives au Sud et pilonner le Nord. M. Johnson, pour les Vietnamiens, a été battu sur les champs de bataille du Sud et dans le ciel du Nord bien avant de commencer à être battu dans les urnes du New Hampshire et du Wisconsin.

Théâtralement, M. Johnson apostrophait le président Hô Chi Minh «pour qu'il réponde positivement et favorablement à ce nouveau pas vers la paix.»
Nouveau, mais jusqu'à quel point ?
Hanoi, ces deux dernières années, a modifié la forme de ses réponses indirectes aux questions posées par Washington; cependant, la «ligne» est toujours restée la même. Inlassablement, avec une rigueur - pour certains libéraux, même, une raideur - diplomatique égalée seulement, et justifiée, par leur détermination sur leur terrain, les Nord-Vietnamiens, à travers leur ministre des Affaires étrangères, M. Nguyen Van Trinh, ont répété, le 28 janvier et le 29 décembre 1967, comme le 8 février 1968, que «si les Etats-Unis désirent réellement des conversations, ils doivent d'abord cesser sans condition les bombardements et tout autre acte de guerre contre la R.D.V. C'est seulement après la cessation inconditionnelle des bombardements et -de tout autre acte de guerre contre la R.D.V. qu'il pourrait y avoir des conversations entre la R.D.V. et les Etats-Unis.»
Dans le contexte actuel de l'offensive de paix lancée par le président américain, les expressions importantes ne sont-elles pas toujours «tout autre acte de guerre» et «cessation inconditionnelle» ?
Visiblement, le président américain maintient deux conditions :
1° Les avions de l'U.S. Air Force continuent de bombarder une partie du territoire de la R.D.V. «au nord de la zone démilitarisée» : «acte de guerre».
2° Reprenant malgré tout, sur le mode mineur, une partie de sa formule de San Antonio, M. Johnson pense encore à une certaine réciprocité : «Si Hanoi faisait un geste de bonne volonté, disait-il dimanche, l'arrêt des bombardements pourrait s'étendre à l'ensemble du pays.»
A côté de ces conditions maintenues, la nomination postdatée de M. Averell Harriman à la tête d'une hypothétique délégation de négociateurs, comme l'appel aux coprésidents de la conférence de Genève, U.R.S.S. et Grande-Bretagne, ne paraissaient-ils pas secondaires ? M. Johnson ne passait-il pas sur l'essentiel ? Pourquoi les Vietnamiens, qui sont en position de force, plieraient-ils sur ce qui est à leurs yeux fondamental, «une question de principe», comme nous le disait, il y a quelques mois, M. Pham Van Dong.

Le dernier barrage

Lundi, on pouvait penser que Hanoi, tout en admettant que la porte est largement entrouverte, ne céderait pas sur la cessation inconditionnelle des bombardements, à moins que d'autres garanties n'aient été demandées et acceptées secrètement...
Après tout, ce dernier plan de M. Johnson pourrait n'aboutir qu'à une sorte de demi-armistice dont les Américains seraient les principaux bénéficiaires. Les Vietnamiens, ont gagné la guerre. Ils ne veulent pas perdre la paix.
Comme ils l'ont toujours souligné, elle passe par l'indépendance, c'est-à-dire, à terme, par le départ des troupes américaines du Viêt-nam du Sud M. Johnson en a à peine parlé. Il a seulement fait allusion au Front national de Libération, l'autre interlocuteur nécessaire, inévitable.
Qu'est-ce qui a retenu M. Johnson ? Les réactions d'une partie de l'opinion publique et du haut commandement américain mais, avant tout, celles du gouvernement Thieu-Ky, ce dernier grand barrage politique sur la voie des négociations.
A Saigon, certains responsables américains envisagent son remplacement par un gouvernement civil qui consentirait à négocier avec le Front - et qui serait acceptable par le Front.
Tout optimisme doit rester prudent.



Olivier Todd
Le Nouvel Observateur